Retour à Moutier – 9 novembre 2018 (MCl)

Je n’écris pas souvent pour le blogue 3G mais cette fois-ci, je me sens obligée de raconter notre fameuse soirée passée à Moutier en novembre dernier.
Au contraire de grand-papa, j’ai du mal de réduire mon texte au minimum ! C’est donc un vrai roman que vous allez lire courageusement.

Une manifestation pas comme les autres

Le lundi 5 novembre 2018, après des mois d’attente, la préfète du Jura bernois rend son verdict sur les recours des pro-bernois au sujet du vote de Moutier : Le vote du 18 juin 2017 est annulé !

voir cet article : 18 juin 2017 – victoire à Moutier

Ce vote qui avait vu la victoire des séparatistes de Moutier, ce vote démocratique, surveillé comme jamais, avait provoqué une telle haine du côté pro-bernois que des recours ont été déposés. Des recours mensongers, provocateurs et vengeurs qui nous semblaient avoir aucune chance de succès. C’était oublier que le canton de Berne était capable des pires magouilles pour empêcher que le Jura prenne son indépendance. Avec la ville de Moutier, le même scénario se reproduisait.

La difficulté du Jura sud de rejoindre le canton du Jura s’explique par la venue en grand nombre d’immigrés bernois qui se sont installés sur nos terres, y ont introduit leur langue et leur culture et ceci dès le début du 20e siècle.

L’histoire du Jura est une longue histoire qui débute en l’an 999 et se termine 800 ans plus tard. Durant cette période, le Jura tout entier ( ainsi que d’autres régions alsaciennes, la campagne bâloise et Bâle) ) fait partie de l’évêché de Bâle. Près de mille ans donc pour cette partie de l’Évêché de Bâle de culture et de langue identiques jusqu’à ce fameux congrès de Vienne en 1815. À cette occasion, la quasi-totalité de l’Ancien Évêché de Bâle, le Jura ( canton actuel et Jura Sud) est offert au canton de Berne pour le consoler d’avoir perdu Vaud et l’Argovie (devenus cantons suisses à part entière).

Dès le départ, le vivre ensemble est difficile. Les Jurassiens se sentent floués et trahis. Devoir se soumettre à un canton qui ne parle pas la même langue et pratique une autre culture est une profonde injustice. D’autant plus grande que de nombreux paysans venus de l’Oberland bernois s’installent au Jura comme des conquérants. Ils arrivent en grand nombre dans le Jura Sud principalement, car il est plus proche géographiquement et surtout parce qu’il a adopté la Réforme. Avec des prêts sans intérêt, offerts gracieusement par le canton, ces immigrés achètent les terres et les fermes que les autochtones, eux, ne peuvent pas s’offrir. Ils s’y installent, construisent leurs écoles germaniques et des fermes dans le plus pur esprit oberlandais. Ils parlent le suisse-allemand. Ils se sentent chez eux, considèrent cette terre comme la leur, sans se soucier de tous les autochtones qui sont là depuis des siècles et qui ne les comprennent pas.

Dans le nord la colère s’exprime à travers les écrivains, les compositeurs et les poètes qui sont les porte-parole de la culture jurassienne et de la langue française.

Les Jurassiens acceptent de moins en moins cette domination bernoise et les injustices manifestées envers eux. Avoir la chance, en tant que Jurassien, d’être nommé à un poste important ou à responsabilité, est quasi impossible. A moins de montrer son dévouement et son attachement à Berne. C’est ainsi que quelques Jurassiens d’origine vont se compromettre avec l’ennemi pour accéder au haut de l’échelle..

J’ai vécu cette situation. Quand je repense à mes années d’enfance et de jeunesse à Porrentruy, je peux dire avec certitude que tous les directeurs d’école et tous les enseignants étaient des fidèles à Berne. Je peux en dresser la liste sans risque de me tromper.

Je me souviens d’un Jurassien qui n’a pas été nommé à la poste de Porrentruy en raison de son séparatisme affiché. À sa place, un homme, venu tout droit de Berne et parlant mal le français, à été nommé. Pareil avec un gendarme jurassien.
Il y aurait de nombreux autres exemples qui montrent que l’attitude du canton de Berne envers les jurassiens était discriminatoire. Le plus connu est celui qui a donné lieu à une énorme mobilisation des Jurassiens et qui fut le point de redémarrage du mouvement séparatiste. C’était en 1947 et c’était « l’affaire Moeckli », du nom d’un Jurassien élu au Conseil d’État bernois (=le gouvernement) à Berne mais à qui le Grand Conseil (= le parlement) a refusé un département important (les Travaux publics) sous prétexte qu’il était Jurassien et donc (!) ne maîtrisait pas bien l’allemand.
De cette affaire est parti pour de bon le grand mouvement séparatiste qui à mené à la libération du Jura.

Dans ma famille, mon père et mon grand-père paternel ont été les personnes les plus engagées à défendre le Jura. Toute petite déjà, je savais que ma région n’était pas à la bonne place. Très tôt, j’ai remarqué que pour de nombreuses personnes le sujet était tabou. Rares étaient les commerçants, les chefs d’emprise et les politiciens qui osaient se dire séparatistes. Il fallait du courage pour l’exprimer, car il y avait toujours le risque de représailles. Certains d’ailleurs ont payé cher, au niveau professionnel, leur engagement dans la cause jurassienne. On a vu durant toutes ces années de lutte de nombreux lécheurs de bottes, qui, sans complexe, ont retourné leur veste après le 23 juin !

Ces brefs commentaires pour vous dire combien cette histoire a occupé mon enfance et ma jeunesse. Nous allions mon père, mon grand-père et moi- même chaque année à la Fête du Peuple jurassien à Delémont. C’était l’occasion de reprendre espoir en voyant la foule qui y participait et l’occasion de retrouver aussi les amis et les cousins exilés du Jura mais fidèles tels que Rémy et Edmond Barthe et les copains de lycée de mon père.

A l’âge adulte, je me suis engagée sérieusement.
Ça c’est une autre histoire qui se passe essentiellement aux Franches-Montagnes. Je la raconterai – peut-être – un jour.

J’en arrive à l’histoire proprement dite de ce vendredi 9 novembre 2018.

Donc, après la décision scandaleuse de la préfète, les séparatistes de Moutier ainsi que tous les Jurassiens ont décidé de manifester leur colère. J’avais lu dans le journal qu’un défilé de protestation aurait lieu ce vendredi-là à Moutier.

Ce vendredi, tout au matin déjà, je pensais à cette manifestation et je me disais que je devais y aller. Sauf que nous gardions les jumeaux dès la fin de la journée et toute la soirée. Les heures passant, les idées se mettaient en place dans ma tête. Nous prendrions les petits avec nous.

16h. Malo et Céleste ont 40° de fièvre! Du coup, Grand-papa, qui n’est de toute façon pas très chaud à l’idée de devoir rester longtemps debout sans bouger, restera à la maison avec eux.
J’appelle Jérôme pour lui demander si ils sont d’accord que j’emmène Laura et Quentin. Il est d’accord et… il vient aussi avec nous ! Du coup je demande à Robin (Enzo, lui, est avec ses parents au foot) si ça l’intéresse. C’est un grand OUI vu que les cousins seront là !

L’affaire est dans le sac ! Nous nous retrouverons dans le train à la gare de Courgenay.

Le moment venu, je vais chercher Robin et, comme prévu nous retrouvons le reste de la famille dans le train. Ma petite fille a pris son drapeau jurassien. Moi, la tête de linotte, j’ai oublié le mien !

Il y a déjà du monde dans le train et les gens sont particulièrement souriants. Les enfants, se rappelant la votation à Moutier, me demandent de leur prêter mon bâton de rouge à lèvres. Ils se dessinent des drapeaux jurassiens sur le visages.

Arrivés sur le quai à Delémont pour prendre le train qui va à Moutier, il y a foule. Les uns chantent, crient, tandis que d’autres agitent leurs drapeaux. Au moment de monter dans le train, c’est la cohue. On pousse pour pouvoir entrer. Tous les wagons sont bondés. Difficile de trouver une place même en restant debout.. Mes petits loulous et surtout Robin sont serrés comme des sardines et peinent à voir la moindre des choses . Les gens les interpellent, les félicitent pour leur présence et pour leurs grimages. J’essaie tant bien que mal d’entourer Robin de mes bras pour le protéger. Ils sont heureux ces trois, tout sourire malgré la cohue, contents de vivre un moment particulier. Je pense que les deux cousins ne comprennent pas bien la raison de ce train bondé et des visages enthousiastes des passagers.

Petit grimage de circonstance !

Le train démarre et nous remarquons que de nombreuses personnes sont restées sur le quai et qu’elles devront attendre le train suivant.
Le voyage est court et nous voici déjà à Moutier. Robin et Laura se souviennent de ce fameux jour de juin en arrivant sur la place de la gare. Quentin lui la découvre car il n’était pas présent lors des résultats du vote prévôtois. La seule différence avec ce jour de votation c’est qu’il fait nuit.

Les manifestants arrivent en masse. Banderoles et panneaux affichent la couleur. Il faut dire que la trahison des bernois et le non respect d’un vote démocratique sont des événements scandaleux. L’ambiance est bon enfant, même si on observe des groupes de personnes en discussion qui semblent bien sérieuses.

Laura est à son affaire et sent le sérieux de la chose. Elle a l’impression de vivre quelque chose d’important en lien avec une grave injustice.
Les gens se massent, de plus en plus nombreux. Laura remarque que, un peu plus loin, on peut avoir des torches. Au mot « torche » Quentin et Robin se précipitent. Il y aura de l’ambiance, pensent-ils !

Certains manifestants ont collé une croix rouge sur leur bouche comme pour dire : « Nous sommes sans voix devant cette décision scandaleuse ». Laura aime cette idée et trace une croix avec mon bâton de rouge à lèvres. Bien entendu les deux autres l’imitent.

Le cortège va s’ébranler. Un homme, avec un porte-voix, demande qu’on se groupe et nous explique que nous marcherons jusqu’à l’Hôtel de ville calmement et en SILENCE.

Pas facile pour mes deux loulous de se taire quand on a tant de choses à partager et qu’on a une torche allumée dans sa main! Mais Laura est là et n’hésite pas à mettre un doigt sur la bouche et à leur dire « chuuut » quand ils ne respectent pas la consigne !

Le cortège démarre. Nous sommes à l’avant et marchons lentement, notre torche allumée à la main. Je surveille Robin qui a tendance à ne pas la tenir bien droite. Il faut dire que les deux garçons ne peuvent s’empêcher de faire leurs commentaires et du coup oublient la prudence. Comme nous sommes nombreux et serrés il pourrait facilement y avoir un accident.

Les journalistes, en nombre important, se sont massés le long de la route et mitraillent. On entend, dans le silence, le cliquetis de leurs appareils photos. Laura a quitté la famille et se trouve tout à l’avant auprès de porteurs de banderoles. Elle est sérieuse et concentrée. Je la regarde et je me vois dans cette jeune fille si sérieuse qui a compris l’importance de la démarche de ce soir.

Quand je me retourne je vois une longue bande de torches allumées dans la nuit. C’est impressionnant.
Nous arrivons devant l’hôtel de ville où une estrade et des micros ont été dressés. Nous éteignons nos torches dans la fontaine. Les chants et les quolibets fusent de toutes parts. Les enfants sont enthousiastes et participent avec ardeur à ces démonstrations. Les premiers orateurs défilent devant le micro sous les applaudissements des spectateurs. Après chaque discours la foule scande des phrases tantôt de révolte et de colère tantôt d’appels à la justice et à la liberté. L’ambiance est du tonnerre et les enfants savourent ce moment.

(Après 40 secondes, on voit les enfants au milieu de l’image, en bas)

Jérôme voit l’heure passer et, les discours terminés, souhaite rentrer. A contre coeur les enfants nous suivent et nous nous frayons un chemin parmi la foule pour arriver enfin à proximité de la gare. 
C’est de justesse que nous attrapons le train. Il a fallu courir comme des fous pour entrer dans le dernier wagon. Comme je suis évidemment la dernière, Laura s’est mise à mes côté et m’a averti: « Si tu rates le train, Grand-maman, ne t’inquiète pas je ne te laisserai pas toute seule. Je reste avec toi ! »

Nous voilà arrivés à Courgenay, heureux de cette soirée. Les enfants se disent au revoir en chantant et en tapant le rythme avec les pieds.

On se souviendra encore longtemps de ce 9 novembre à Moutier.

Laura raconte cette soirée dans son blogue et Quentin y fait une brève allusion.

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